Le ciel de la Kolyma by Evguénia Guinzbourg

Le ciel de la Kolyma by Evguénia Guinzbourg

Auteur:Evguénia Guinzbourg [Guinzbourg, Evguénia]
La langue: fra
Format: epub
ISBN: 2020064200
Éditeur: Points
Publié: 1983-07-31T22:00:00+00:00


Provisoirement désescortés.

Presque chaque jour, je rencontrais dans les rues de Magadan d’anciennes connaissances. Connaissances de Kazan et de Moscou. Des Boutyrki et de Léfortovo. D’Elguen et de Taskan.

Malgré les limitations et les retards apportés aux procédures de remise en liberté, nombreux furent en 1947 les habitants de notre royaume du Goulag qui parvinrent à sortir des barbelés et à obtenir leur « formulaire A », passant ainsi de la catégorie des esclaves à celle des affranchis. Beaucoup s’empressèrent de gagner Magadan. Pour les uns, c’était un tremplin qui leur permettrait de rentrer sur le continent ; pour les autres, c’était l’endroit où ils auraient un meilleur travail et retrouveraient la civilisation.

Ces rencontres étaient pour moi une joie, et en même temps une blessure. Elles étaient une joie parce qu’à chaque fois, je touchais une incarnation vivante de mon passé. Par le seul fait qu’ils existaient, ces êtres donnaient une réponse à ma question : « Ai-je rêvé tout cela ? » Non, non, tout a bien existé ! Le continent, l’Université, ma famille, mes amis. Et aussi les livres, les concerts, les idées, les discussions… Voyez, je parle avec quelqu’un qui a connu mes parents. Et cette femme que voici a terminé ses études supérieures en même temps que moi. Ils savent de source sûre, ces deux-là, que je ne suis pas née sur un châlit et que mon nom n’a pas toujours été suivi du mot barbare de « carcérale ».

Mais quelle métamorphose impitoyable ont subie tous les visages ! J’ai devant moi les restes d’un naufrage. De pauvres débris qu’un vent mauvais pousse irrésistiblement vers le gouffre ultime.

Non qu’aucun ait l’air vieux. La plupart de ceux qui sont sortis vivants de cette décennie ont maintenant quarante ans ou à peine plus. Ce n’est pas l’âge qui les a défigurés : c’est ce qu’ils ont, chacun, vu et subi d’inhumain. Je scrute d’un regard angoissé et partial chaque visage, comme s’il était un miroir. Moi aussi, j’ai donc ce pli des lèvres et ce regard qui sait tout, comme celui d’un serpent.

Presque personne ne nourrissait d’illusions. Nous n’étions pas vraiment libres et ne le serions jamais. Nous étions des otages. Il suffirait… oh non, même pas de quelques nuages réels… il suffirait que le filet bleuâtre émis par la célèbre pipe se mette un jour à monter plus épais pour qu’on nous réexpédie derrière les barbelés.

Ceux qui attendaient de pouvoir s’embarquer pour le continent répétaient cette formule désespérée : « Advienne que pourra ! J’aurai au moins revu les miens. Après… » Quant à ceux qui restaient, ils faisaient tout leur possible pour s’installer dans l’exercice d’un travail manuel, pour entrer dans un corps de métier. Mis à part les médecins, presque aucun ne reprenait, ni ne voulait reprendre son ancienne profession. Ils avaient trop bien fait l’expérience, durant leurs années de camp, de la haine viscérale nourrie par les autorités à l’égard de l’intelliguentsia. Ah, devenir tailleur, cordonnier, charpentier, blanchisseuse… Se blottir dans un terrier tranquille et chaud, afin que personne n’aille jamais penser qu’on a lu jadis des livres séditieux.



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